Mal à la mémoire

Ins­tal­la­tion sélec­tion­née par La DRAC Rhone-alpes et le Conseil géné­ral de la Drôme Dans le cadre de l’opération : « Le Fran­çais comme on l’aime »

Mal à la mémoireLes pho­tos sont là, dans leur cadre. Et moi, je ne sais pas qui est là. Le jour où ma mère est morte, elle m’a lais­sé, entre autres, une malle en cuir, rem­plie de vieux cadres avec des pho­tos de famille. Ma mère était la der­nière dépo­si­taire, le der­nier maillon entre les vivants et les morts. Je ne l’ai pas écoutée. 

Lorsque j’ai héri­té de cette malle, je n’ai pas pu l’ou­vrir, j’a­vais trop mal. Je l’ai entre­po­sée dans une cave. Quelques années plus tard, le fond de la malle a pris l’hu­mi­di­té et par capil­la­ri­té les cadres, les pho­tos ont été enva­his par l’eau. Petit à petit, les pho­tos ont dis­pa­ru, les cadres sont deve­nus opaques ; avec le vert de gris, les moi­sis­sures, bref tout s’est effa­cé. Aujourd’­hui, je suis inca­pable de savoir qui est cet homme avec de grandes mous­taches, cette femme avec cette belle robe.

Mal à la mémoireMais le tra­vail du temps, les trans­for­ma­tions dues aux moi­sis­sures, à la dis­pa­ri­tion de la sur­face argen­tique, sont une créa­tion en soi, et je trouve le résul­tat éton­nant, presque beau. Déso­la­tion dans la dis­pa­ri­tion, où l’on devine, où l’on cherche à recons­ti­tuer une tête, une main, une robe. Et puis, s’effacer devant l’autre, c’est une marque de cour­toi­sie, on laisse la place à l’autre pour lui per­mettre de vivre.

Pho­to­graphe depuis tant d’années, je tra­vaille en prin­cipe pour lais­ser une trace, pho­tos de mariage, bébés, repor­tages, per­son­na­li­tés, tous enre­gis­trés sur la pel­li­cule pour l’éternité.  Et voi­là que dans ma propre his­toire, tout s’efface. Il n’y a plus de mémoire. Je ne puis pas­ser le jalon à mes enfants. Tout s’efface et j’ai mal à la mémoire.

Jean-Louis Gon­terre, Jan­vier 2002